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Traumacoma
26 février 2013

La fille qui rêvait d'être catin.

Atlanta, 1852.

 

            Seule encore une fois face un traquenard. Tante Lucy s’est encore mise en tête de me caser avec un homme de lignée aristocratique, et pas des moindres : John Tarmeston. La famille Tarmeston possédait des terres qui s’étendaient à perte de vue, on y cultivait du coton. Je n’ai jamais apprécié John ; son père était un homme bon et savait prendre soin de ses esclaves. Mais depuis qu’il est alité,  son fils a repris les affaires. Il fait obéir tout le monde à coups de fouet. John m’a toujours fait peur, même lorsqu’il se ramenait chez tante Lucy avec des friandises et des fleurs. Ses cadeaux me laissaient de marbre, il faisait tout pour gagner la confiance de ma tante, et au vu des derniers événements, il a réussi à la faire chavirer. Il va venir souper chez-nous pour demander officiellement ma main. Ma main, et tout le reste. Misère de moi…

Ma tante est « fière » de moi, qu’elle dit. Pas sûr qu’elle le reste après ce que je m’apprête à faire à ce minable de John. Il me fait presque pitié.

Derrière son sourire, un regard froid et implacable qui semblait me dire « Tu seras à moi un jour ou l’autre ».  Je ne l’aime pas, je le méprise et je n’ai jamais eu l’occasion de le lui dire : Tante Lucy m’a toujours chaperonnée. Pendant que lui rêvait de serrer ma taille dans ses bras jusqu’à me briser pour me faire sienne, de mon coté,  je rêvais de lui cracher à la figure. De lui arracher les yeux, ses yeux là qui ne me cachaient pas ses vrais dessins. J’aurais voulu l’insulter devant tout le monde dans la rue, comme l’a fait cette mégère de Bonita-Tignasse-Rouge. Elle vociférait maudissant le maire de la ville ; on voulait la chasser parce qu’elle vendait son corps et dansait dans un cabaret. Ma tante avait beau me boucher les oreilles, l’air horrifié,  j’avais tout entendu. Et tout retenu. Mes parents doivent se retourner dans leurs tombes. Mais non, les morts n’ont ni bouches ni yeux. Encore moins des oreilles. Ils ne peuvent être au courant de ce à quoi je pense.

Je sais, cela ne se fait pas. Les filles de bonnes familles se contentent de débiter des phrases toutes faites, poliment, ou se taisent. Toutes des écervelées ne parlant que chiffons. Et toutes rêvaient au prince charmant. Leurs cervelles aseptisées ne pouvaient imaginer le prince qui se cache derrière chaque homme : Porc qui a pris de l’embonpoint, porc brandissant le fouet contre les miséreux, sur un cheval avachi et fourbu.

 C’est sans doute pour cela que je n’ai pas d’amies, au grand désespoir de tante Lucy. Elle me grondait jusqu’à l’asphyxie et finissait toujours par me lancer un « T’es intenable » d’un regard désespéré. Oui tante Lucy, je suis intenable. Infréquentable aussi. Cela n’est pas ta faute, tu sais, tante Lucy.  Tu ne m’as pas élevée ainsi. Tu as toujours pris soin de moi. Mais. C’est toujours toi qui choisissais mes poupées quand j’étais petite. Et mes robes. C’est encore toi qui décidais quelle personne je devais voir ou éviter. De la couleur de mes souliers qui avalaient mes pieds quand je dansais le regard vague et que tournoyaient autours de moi tous ces visages placides. Tu serrais mon corset avec tyrannie, quand j’étouffais sous ma peau. Tu as toujours applaudi la main blanche qui serrait la mienne d’une légère pression, cette main putride qui me donnait un haut-le-cœur. Cette main impitoyable qui châtiait les moins besogneux.

Non tante Lucy, je n’aime pas les mains blanches, et j’aime encore moins danser avec des morts sentant la camomille et le jasmin.  Ce que je voudrais ? Envoyer valser toutes ces robes et porter des chiffons rapiécés. Je ne veux pas ressembler à une princesse mais à Bonita. Bonita et ces lèvres pourpres. Bonita et ses formes indécentes.  Qui n’a rêvé de les embrasser les lèvres de Bonita ? Moi, je l’ai désirée cette princesse-catin.

J’aurais voulu me défaire de mes corsets, et que mes seins pendent lamentablement au dessus de chiffons aux couleurs vives. Relever mes jupons à faire pâlir le père Joseph. Que son regard se trouble en pensant à l’impensable.

Tante Lucy, je n’aime pas tes madeleine sucrées, je n’aime pas ton chocolat chaud du matin, et ton pain blanc. Mon pain, je le veux noir et bouseux. Me nourrir de fruits véreux et offrir les raisins  de ton jardin aux chevaux. Et aux cochons. Ils aiment ça les cochons, les mets gouteux. Je l’ai su en allant au bal de la petite Mathilde.

Je ne veux plus de tes fraises à la chantilly. Les miennes, je les aime fraîches et bien mazoutées. Oui tante Lucy. J’aime tout ce qui est pourri.

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