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Traumacoma
5 mars 2013

La Main juste

« Je suis innocente », murmure-t-elle d’une voix inaudible. Ses lèvres desséchées remuent avec hargne, la voix devient rauque :
« Je suis innocente, je vous dis. Ma main s’est montrée juste. Une arme. Un corps mais aucun crime ». Ces quelques mots remontent de loin, du fond d’un cœur agité, et bousculent le silence de la petite cellule sombre où la jeune femme se trouve depuis un moment indéterminé. Des jours ? Juste quelques  heures ? Ou alors des mois ? Nul ne saurait le dire. Assise à même le sol, ses doigts fébriles n’arrêtent pas de dessiner des arabesques invisibles sur le sol poussiéreux. Elle promène un regard sur ce dernier, puis sur les murs nus qui t’entourent, et une sorte de dégout nauséeux froisse encore plus les rides sur son front que l’inquiétude éternellement nocturne creuse monstrueusement. Des bruits de pas. Serrure qui grince. Porte s’ouvrant lourdement avec paresse et fracas. La jeune femme se lève à la hâte, comme pour ne pas être prise en faute. Ses mains se joignent dans un geste las comme si elles ont toujours été prisonnières d’un lien invisible. Si le corps est aussi las par l’attente de quelque chose d’inconnu, et qui ne vient pas,  ses jambes la soutiennent et mettent un point d’honneur à ne pas fléchir, comme si la vie de la jeune femme en dépend. Son visage reste impassible, le regard interrogateur s’attendant au pire. Une ombre se profile grossièrement dans l’embrassure de la porte, laissant filtrer un flot de lumière outrageusement aveuglante :
-   Suivez-nous, dit une voix neutre.
Couloir interminable. Tout est à l’image de son destin depuis quelques temps : sombre et oppressant. Elle suit, sans un mot,  la masse informe qui la guide vers une pièce aveuglante de lumière. On lui désigne une chaise, elle s’y assoit passivement. Depuis l’irréparable, elle ne distingue plus personne. Elle a par contre conscience de son corps et de ses pensées plus que de coutume.  Son désir de justifier son acte l’exige. Son introspection implacable l’oblige à ne se concentrer que sur ce qui provient d’elle. Aussi, cela la met à l’abri de la rumeur méchante que lui communiquent les gens autour d’elle. Elle va leur expliquer, ils comprendront. Elle ne cherche pas à alléger la sentence, étrangement, elle a envie de purger sa peine. Mais elle veut par contre en expliquer le pourquoi. L’indélébile pourquoi l’ayant obligée à agir vite, pour le bien de tous. Pour le bien de sa fille. Elle regrette que sa fille ait à porter ce fardeau. Celui d’avoir été engendrée par une criminelle et un monstre. Le monstre n’est plus, mais son ombre planera encore longtemps sur fille. Peu importe, cela aurait pu être pire. Elle lui a épargné la meurtrissure, l’humiliation et plein d’autres choses encore.
Un flot de paroles provenant de son interlocuteur la tire de sa rêverie. Elle ne comprend pas ce qu’il est en train de lui dire, elle perçoit juste une question qui la heurte en sursaut :
-   … Racontez-nous maintenant en détails ce qui s’est passé ce jour-là. Bien sûr, vous avez le droit d’exiger la présence de votre avocat.
Cette question la froisse. Ils connaissent déjà tous les détails de ce jour fatidique, pourquoi diable s’obstinent-ils à ne lui poser que les questions futiles ? Comme si cela importait de savoir comment cela s’est passé.
-   Je n’ai pas besoin de mon avocat pour vous dire les choses telles qu’elles sont. La justice humaine m’importe peu, dit-elle d’une voix blanche. J’ai tué mon mari. Il venait de rentrer, il s’est dirigé vers ma chambre, il savait que je me trouverais là, encore au lit, comme à chaque fois qu’il ne rentre pas diner. Comme à chaque fois qu’il ne rentre pas de la nuit prétextant des heures supplémentaires de boulot infernal. Je savais où il était, moi, poursuit-elle d’une voix dure.
-   Et où était-il, à votre avis ?
Elle poursuit son monologue comme si elle n’a pas entendu la question :
-   Il s’est dirigé vers mon lit et m’a embrassée sur le front avant de me serrer dans ses bras. Son cœur battait à ce rompre. Comme à chaque qu’il se sentait coupable. Son cœur, comme celui d’un lapin apeuré, cognait contre ma tempe… Je crois que c’est à cet instant que j’ai voulu serrer ce cœur-là dans ma main, ma main crochue. Ma main tenaille. Le serrer et l’arracher comme on arrache une fougère d’un mouvement sec, sans trembler, finit-elle en joignant le geste à la parole.  Elle demeure silencieuse quelques secondes, puis poursuit :
-   Je l’ai poignardé. Il s’était allongé sur le canapé, perdu dans ses pensées. Il était si loin… Il devait surement se remémorer sa nuit, que je m’étais dite. C’est monstrueux. Tous ces enfants… (Elle ne finit pas sa phrase, comme si elle se l’interdisait). Je l’ai surpris une fois. Enfin, je crois… (Elle demeure pensive un moment). J’en suis certaine. Oui, je n’ai aucune preuve à vous fournir, si ce n’est qu’une femme sent toujours ces choses-là. Elle a alors le choix entre agir, ou laisser faire les choses et se taire. Depuis quelque temps, son regard a changé en observant ma fille. Notre fille. Et à partir de ce moment-là, son destin était scellé.
Une voix s’élève ironique :
-   Oui, bien sûr, vous avez fait ça pour votre fille. Vous n’avez pas pensé que vous la priviez d’un père mais aussi d’une mère ? votre geste n’était en aucun cas égoïste. Non, non.
-   Ma fille n’a pas besoin de moi justement. Elle n’a nul besoin d’une mère meurtrière ou d’un père pédophile. J’aurais voulu qu’elle ne sache rien de ce qui s’est passé, mais j’aurais voulu aussi qu’elle comprenne pourquoi sa mère ne sera jamais là. Mais… vous ne pouvez pas comprendre. Il devait mourir. C’était à moi de faire ça. Je me suis retenue de saccager son corps. Cela ne compte-t-il pas ? Non. Visiblement non. Remettez-moi dans ma cellule. Je crois que vos questions n’intéressent personne. Tout autant que mes réponses. Une femme a poignardé son mari parce qu’il n’est pas rentré diner. Fin de la discussion.
Elle finit son plaidoyer rageusement, puis se mure dans un mutisme décidé.
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